Vision

[ SUJET RESERVE A TIN ]

L'avantage d'être mort, c'est que quoiqu'il se passe, rien ne peut plus vous arriver. Moi, d'un côté ça me fait chier, de l'autre j'aime bien ça. Parce qu'en fait, les risques j'adore. Et que les risques personnels sont durs à prendre lorsqu'aucune réalité matérielle peut vous atteindre. Voilà.
Par exemple, la forêt. Ca, pour un vivant, c'est un sacré lieu où vous pouvez avoir des surprises pas franchement très agréables. Je sais pas si vivant j'aurai osé y aller. Comme ça, de nuit.
Je ne me souviens pas de moi, de toutes façons.
Toujours est-il que maintenant, l'éventuel danger, c'est moi. Et ça, mine de rien, c'est pas tous les jours facile à accepter...

Tin errait lentement dans la forêt, sans but précis et sans intentions particulières. Il ne savait lui-même pas trop pourquoi il était allé en ce lieu si frustrant pour lui et commençait vaguement à regretter son choix. Son corps impalpable de fantôme ne prenait même pas la peine d'éviter les obstacles, traversant ls troncs, les buissons et les souches sans même y prendre garde. Songeur, il avançait sans regarder où il allait.
Soudain, ses sens affutés d'esprit revenant s'agitèrent, en particulier la finesse de son ouïe. Il détecta une présence humaine avant même de la voir, bercé par un rythme cardiaque affolé. Quelque part, un coeur palpitait comme le battement d'ailes d'un papillon effrayé. Quelqu'un, pas très loin, avait si peur que sa panique s'en ressentait avec une acuité folle.
Le jeune mort eut un pâle sourire et sembla sortir de son état léthargique. Aussiitôt, il se laissa guider par ses oreilles et s'avança progressivement en direction de l'humain (homme, à en juger par les coups sourds de son coeur), jusqu'à finir devant ce dernier. Il était si pétrifié qu'il n'osait même plus bouger, au vu des palpitations paniquées que produisaient son organe vital. Tin sourit, mais garda la tête baissée, retardant l'instant exquis où son regard rencontrerait celui de son futur interlocuteur.
Et il s'immobilisa. Totalement.
Il apparraissait ainsi dans sa plus totale irréalité.

C'est plus de la panique. C'est effroyable. Cet homme est en train de suffoquer littéralement. Si son coeur battait au rythme de la peur, j'aurais pu envisager d'être cruellement méchant. Mais là, il semble presque malade, et ma présence a pas l'air d'arranger les choses.
Je suis en train d'aggraver son état.
Non, là, je rigole pas. Il fait une allergie ou je sais pas quoi, mais quoiqu'il en soit, il est en mauvaise posture. Ce serait plus raisonnable de foutre le camp, non ? Et oui, mais s'il crève ? Je sais toujours pas à quoi il ressemble. Eh, son coeur bat à toute allure, mais il manque un battement sur trois ! Ca craint !

Et sur ces pensées, Tin choisit de rester, au cas où le vivant mourrait. Qui sait, peut-être pourrait-il s'en faire un ami ? Il ne savait même pas son apparence, ni son âge. Il se figea donc, mais fit le choix d'incommoder le moins possible l'être face à lui.
Il devint invisible.

Ca marche pas. Il se calme pas. Je sais pas vraiment quoi faire... Est-ce que je... Bon, il a l'air un peu moins mal en point, mais... Je me demande si c'est bien prudent. Ce que c'est fragile quand même, un humain.... J'étais comme ça, moi ? Aussi impressionable ?
Ouais, bon. J'sais pas. J'men fous d'ailleurs !
Le problème, c'est que... Je me demande si je ferais pas mieux de partir. Il pourrait croire à une hallucination comme ça... Ahem. A en juger par ses vêtements, c'est un homme d'église, mais je sais pas quel rang. Je me suis jamais intéressé à la religion.
Dieu, c'est du vent. Je le méprise totalement.

Hésitant encore quelques secondes, Tin se décida enfin à parler lorsque le prêtre interrogea le vide d'un air effrayé, comme s'il souhaitait à la fois recevoir une réponse et à la fois ne même pas savoir. Son visage convulsé était agité de tics nerveux et il tremblait si violemment qu'il risquait d'en lâcher sa Bible.
Tout doucement, le jeune fantôme redevint visible, à une distance raisonnable du catholique cependant. Il s'appliqua à ne laisser transparaître aucune émotion, si ce n'est une vague curiosité.
- Oui, moi. Et stresse pas comme ça, je te ferais aucun mal. Sauf si tu... Non, oublie. Tout va bien.
Et il adressa à son interlocuteur un sourire qu'il voulait légèrement moqueur, mais qui était malgré lui assez inquiétant.

Tin fixa silencieusement l'homme d'Eglise de ses grands yeux vides et en même temps si expressifs dans l'impression de perpétuel étonnement qu'ils dégageaient. Il ne savait pas trop quoi penser de cet homme tremblant et chétif et regrettait vaguement d'avoir essayé d'engager la conversation. Si le prêtre continuait d'avoir aussi peur sans que l'esprit ne fasse rien pour, la situation allait rapidement devenir lassante, voire carrément gênante.
Il ignorait s'il devait ajouter quelque chose, mais se dit que ce n'était certainement pas son semblant d'interlocuteur qui allait prendre l'initiative de poursuivre leur laborieux dialogue mort-né.

Il a l'air complètement halluciné. J'en reviens pas ! C'est le deuxième être humain que je rencontre dont je suis le premier fantôme ! Dans ce village, c'est un hasard fou. Mais bon, dans le cas précédent, j'estimais avoir de la chance. Là, je crois plutôt que c'est une corvée. S'il vit ici, il a quand même bien dû entendre parler de tous les esprits qui hantent les lieux ? Tiens, ça me fait penser à quelque chose...

Le jeune mort eut un sourire songeur et reporta son attention sur l'homme face à lui. Il savoura le silence précédent sa question, puis se lança enfin:
- Tu n'essaies pas de m'exorciser ? demanda-t-il d'un ton curieux et très intéressé.

O-kay. Décidément, celui-là n'est pas facile à "apprivoiser". Je commence à en avoir assez de maintenir un dialogue qui ne va finalement que dans un sens. Ecoute, apprenti-Jésus, maintenant tu as le choix: je ne suis pas un esprit gentil, alors agis un peu en conséquence, ou je risque de très bientôt tenter de m'amuser... à tes dépends.

Tin se fendit d'un sourire dérangeant où flottait l'ombre d'un sarcasme. Il se rapprocha du prêtre et murmura:
- Ah oui...?
Il eut un petit rire cristallin, puis vs'éleva à la hauteur de son interlocuteur, qui lui était un homme, afin de pouvoir le fixer dans les yeux.
- Dans ce cas, pourquoi as-tu peur ?
Et il adressa à l'homme pieux face à lui un nouveau sourire en demi-lune dentelée, beaucoup plus moqueur.